[La nouvelle]
Laure pose son téléphone et l’éteint. Côté photo, la nana lui plaît moyen mais sa réponse « Je fais mon possible. » à la question « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » avère qu’elle est de la bonne génération et que, pour cette fois, ne se cache pas derrière son pseudo une gamine qui se vieillit en espérant trouver dans son profil la stabilité que l’on dit échapper à la jeunesse. Quelle bêtise ! Ne savent-elles pas, ces trentenaires, que les relations qui durent vingt ans et plus se nouent à l’âge où l’on entre dans le monde du travail avec l’idée que cela doit s’accompagner d’une mise en ménage avec enfants en vue d’une longue affinité et quelques chats si un bébé ne s’en mêle pas ?
À la cinquantaine, quand on doit « refaire sa vie » (comme si elle avait été défaite par la rupture de la relation que l’on voulait perpétuelle), on a tellement accumulé de manières d’être et de désillusions que c’est beaucoup plus délicat de s’accorder ; et puis, vingt ans, cela mène à soixante-dix, l’aube d’une vieillesse qu’il n’est pas encore l’heure de considérer. Laure soupire et sirote à travers la paille une gorgée de son lait fraise (son péché mignon au petit-déjeuner). Ce n’est pas avec des pensées si négatives qu’elle va réussir à s’intéresser à cette femme qui se révèle adorer les répliques du Top 50 ! Si cela peut se concrétiser en « Et demain, tu seras là. », pourquoi pas ; tant qu’elle n’est pas en posture de lui offrir des perles de pluie, ça va.
Laure sourit. Cela lui fait du bien. Elles discutent depuis hier, il est urgent de la rencontrer. Laure réactive son téléphone et ouvre l’appli ad hoc.
— Ça te dit de prendre un café ?
— Un thé, plutôt.
« Elle a forcément un chat. », soupire Laure qui chaque fois qu’on lui parle thé pense à la cuisine de Ély, dans Go fish ; elle a le même air qui se néglige, c’est sûr. Va-t-elle lui faire le plan de « J’ai une amie à l’autre bout du pays mais l’on ne se voit plus depuis des mois. » ? Au moins, avec un look pareil, elle n’est pas hétéro ; celles-là sont plutôt du genre à se la jouer pimpantes, maquillage plus ou moins discret et photo prise directement à la sortie de la boutique du coiffeur tant elles n’ont pas compris que le désir lesbien consent parfois aux cheveux gras, ce que la prohibition du poil aux pattes et des pubis trop garnis n’augure pourtant pas.
Avec les jeunes, cela change, paraît-il, comme si Elles ne sont pas croyables était un roman d’anticipation qui rappelle que l’histoire, sous l’impulsion d’une capacité immuable à réinventer l’eau chaude, se reproduit invariablement. Laure grogne. Il faut qu’elle arrête avec ça, elle est en train de se plomber le moral toute seule, ce qui n’est pas bon pour ouvrir son cœur à qui aurait la délicatesse de vouloir y poser un baiser. Quand elle dit « son cœur »… Il ne faut surtout pas qu’elle raconte à Sylvette depuis quand elle n’a pas fait l’amour avec une femme, elle craindrait que l’argument ne soit pas en sa faveur.
Tout ce qu’elle espère, c’est que son désir soit tel que sa vulve se gorge de suffisamment de cyprine pour que le contact fût agréable. C’est énervant ces histoires d’hormone ; c’est la montée en âge qui l’est, plus essentiellement, surtout si l’on cherche à « rester jeune » en refusant de ralentir la cadence. Ce ne serait pas tant se priver que cela ; c’est juste penser l’action autrement, et la savourer dès qu’elle point. Laure ne doit pas être encore assez vieille (à peine 53 ans) pour l’éprouver. Et Sylvette, quel âge a-t-elle ? Son profil n’en dit rien. Laure doit se méfier de mamies qui se rajeunissent par souci d’élégance : à soixante ans, vingt ans, ça fait quatre-vingts.
— Tu connais un endroit où boire un bon thé ?
— Chez moi, les tigres sont morts, Y a un chat qui dort, un chien pas méchant…
C’est cash. Et hors de question.
— Tu ne préfères pas une balade ?
— Excuse-moi, bien sûr ! C’était Serge Lama. J’ai oublié les guillemets et, sur l’appli, pas d’italiques. Cela dit… J’habite le 13e, côté 14e. Marcher me fera du bien.
Laure lui propose qu’elles se retrouvent à 15 heures au parc Kellerman, devant le poulailler, « L’endroit parfait pour caqueter en bonne compagnie ? », se demande Sylvette en admirant ces belles volailles fort incongrues à qui croit que Paris n’héberge que des pigeons surtout pas voyageurs. Laure interrompt sa réflexion de (basse)-cour après vingt minutes de tram depuis Balard (ça roulait bien). Hormis les animaux de la ferme pédagogique, elles sont seules. Elles se reconnaissent sitôt. Elles ne savent pas trop comment engager le contact. S’embrasser ? Se serrer la main ? Parler ? Pour dire quoi ?
« Ne sont-elles pas belles, ces poules, ma poule ? » Laure chasse Henri IV qui n’a rien à faire ici à part faire distraction dans ce moment d’extrême tension. Comme à chaque rencontre, elle mesure à cet instant le gouffre entre une conversation à distance et sa poursuite de visu. Si chacune ne pose pas sa part du tablier, la chute dans l’abîme est garantie.
En pied, Sylvette apparaît plus charmante que ne le laissait supposer sa photo (« Je préfère dans ce sens. », précisera-t-elle plus tard). Laure ne lui donne pas d’âge mais n’ose pas le lui demander. C’est Sylvette qui se lance la première.
— Tu aurais dû venir chez moi…
— Ce n‘est pas recommandé pour une première rencontre.
— Oui, je sais mais, par une fille dans ton genre…
Décidément, c’est cash.
— Tu es toujours aussi directe ?
— « Si tu veux, c’est bien ; si tu veux pas, tant pis. » Autant être volontaire ; on n’a pas toute la vie.
— Pourquoi non ?
— Je l’ignore. Mais je ne connais pas dix mille façons de le savoir.
Laure n’a vraiment pas l’habitude qu’une femme soit aussi rapide, hormis les gogos girls qui proposent des relations au final tarifées. Sylvette n’y ressemble pas dans son pantalon à pinces et son cuir fin passé sur un simple caraco. Que risque-t-elle ? De tomber sur des gens mal intentionnés qui… Laure chasse l’idée comme Henry IV chassa la Ligue en déclarant la guerre à l’Espagne (décidément, Henry !), prend le bras que Sylvette lui tend, oublie de dire au revoir aux poules (elle reviendra, promis) et la suit à travers un dédale de jardins jusqu’à la rue du Moulin de la Pointe.
Le silence enveloppe leur progression. La peur se mêle au désir, à moins que ce ne soit sa nourrice. L’énigme est totale ; le désir, en fin de compte pas tant acquis. Imperceptiblement leur pas se ralentit, comme pour étirer le temps ou rendre la distance impossible à franchir. Sylvette s’arrête devant la porte en bois d’un petit immeuble à quatre étages. Elle saisit le code et s’engage, épaule en avant pour faire reculer le battant. Laure lâche son bras. Elle se fige, infoutue d’avancer encore, pétrie d’une angoisse qui n’a rien à voir avec celle de se retrouver face à trois malabars qui en voudraient à sa carte de crédit.
— Je… Excusez-moi.
Elle part en courant, comme ça, sans un autre mot, sans même des larmes dans les yeux ; seule l’envie de fuir la motive et elle court, court, plus vite qu’elle n’a jamais couru, plus loin que son souffle le lui permet. C’est pourtant lui, qui l’arrête, hors d’haleine. La pierre sale d’un immeuble accueille sa paume, puis ses épaules. Ses jambes ne la portent plus. Elle les garde tendues, pour ne pas fléchir, ne pas s’asseoir, rester dos à ce mur le temps qu’il faudra puis repartir, dans le bon sens cette fois, ne pas se retourner, ne pas y revenir ; sa sauvegarde est à ce prix.
N’est-ce pas un peu exagéré ? Laure le pense mais n’a pas d’alternative. Elle est incapable de se vautrer dans les bras d’une femme qui ne l’aimerait pas, avec qui la promesse d’un lendemain ne serait pas déjà faite, dont la bienveillance ne serait pas avérée, l’une qui ne protège l’autre… Et puis quoi encore, Henry ? Son téléphone vibre. Laure a recouvré suffisamment de forces pour lire la notification lui indiquant l’arrivée d’un message de celle qu’elle vient de planter sans ménagement ni considération, soit en contradiction totalement avec les valeurs qu’elle défend.
Laure n’en est pas fière, convaincue pourtant qu’elle n’avait pas le choix. Jusque là, les femmes qu’elle avait rencontrées agissaient normalement : elles proposaient un verre, qui pouvait se continuer en restaurant ; avec d’autres, elle avait fait de longues balades constatant au passage que la conversation n’est pas la même en face à face ou en côte à côte ; une histoire de regard, peut-être. Elle avait toujours passé des moments agréables, sans suite pour la plupart tout simplement parce qu’il semblait qu’un rendez-vous suffît à ce que tout fût dit.
Pour celles avec qui l’échange avait un peu duré, il fallait bien reconnaître que c’était laborieux d’entretenir l’intérêt mutuel, ou au moins son expression. Il y en avait bien une ou deux… Mais cela ne collait jamais, soit que Laure en perdait le goût alors que tous les voyants étaient au vert ou que l’autre se désagrégeât à l’instant précis où elles allaient en venir aux choses sérieuses. Mais pourquoi diable considérer le désir comme quelque chose de « sérieux » ? Laure ne le voulait pas, rêvant d’une relation tout en sereine légèreté mais force était de constater qu’elle était incapable d’en poser les bases.
— Cot cot !
— Oui, ma cocotte… Tu as raison. Je ne sais pas ce que je veux.
— Je suis d’accord.
Laure sursaute. Sylvette est debout à ses côtés.
— J’ai pressenti que tu reviendrais ici. On parle ?
— Je… Je suis désolée ; j’ignore ce qui m’a pris !
— Tu n’avais pas envie ; c’est tout. Tu aurais mieux fait de me l’annoncer d’emblée ; ç’aurait été moins radical.
— Ça a l’air simple, quand tu le dis.
— Cela ne l’est évidemment pas.
— C’est étrange, si j’ai très envie, cela ne fonctionne pas ; et quand mon désir reste en rade, c’est là que cela pourrait marcher.
— Étrange ?
Sylvette énonce par un sourire le point d’interrogation que l’oral soulignait mal. Elle l’invite à venir partager une boisson chaude dans un petit salon du thé du côté de la porte de Choisy en lui précisant que le café y est, paraît-il, exécrable. Laure la suit. Très vite, la conversation s’oriente vers quelque chose de moins compromettant, l’air du temps, le risque de reconfinement, le thé qui n’est pas si mauvais pour une amatrice de pur arabica doux, la chanson française qui recèle tant de répliques à deux balles (Sylvette est pianiste de variétés ; quel métier surprenant !)
Deux heures plus tard, Laure reprend le bus en direction du pont de Javel, flamme éteinte. Elle sort son téléphone et lance sitôt l’appli où quelques messages l’attendent. Elle ne les lit pas et va directement regarder s’il y a de nouveaux profils. Tiens, elle est pas mal, cette fille ? La photo est engageante (un peu trop ?) et elle annonce un âge « canonique » (c’est elle qui le dit) de 28 ans. Laure pouffe. Un autre jour, elle aurait moqué sa jeunesse mais ce soir, elle n’a envie que de tendresse, de bras qui s’ouvrent sans se refermer, de caresses pudiques, de rires à gorge déployée, de silences prometteurs, de ventres qui se soudent et savourent un désir qui n’a (provisoirement) pas besoin d’aboutissement, de répliques tendres … et d’un bon café.
C’est là plus le plus facile. Elle y concentre ses papilles avec un carré de chocolat noir qui n’empêche pas les larmes de couler sur ses joues. Mais pourquoi pleurer ? Parce que le vide est immense, sans doute, et que le poisson Henry, quatrième du nom (c’était donc lui !) qui tourne dans son bocal la ramène à sa propre existence.
— Et si je t’offrais un aquarium rectangle, avec du sable et des plantes ?
Si.
[e-criture]
[#89] Ce que l’on ne fait qu’à Nice (V-01)
![Cy Jung — [#89] Ce que l'on ne fait qu'à Nice (V-01)](local/cache-vignettes/L200xH220/icone_mimie_400-203-eb978.jpg?1598951440)
[Le prétexte] J’entends une voix, très calme, qui vient de la rue alors que je suis dans ma cuisine.
— Si tu veux faire ça, tu le fais à Nice. Ici, tu es à Paris.
Je ne comprends pas la réponse.
— Oui, à Nice, tu peux écraser les gens. Pas à Paris.
Petit rappel liminaire
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Cy Jung, 3 septembre 2020®.
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