[La nouvelle]
Monsieur Spock plonge son regard dans la Voie lactée. Il est triste, fatigué surtout. Cette deuxième vie démarrée en 2285 lui a fait perdre le bénéfice de ses semestres accumulés au sein de l’Entreprise où il a commencé sa longue carrière en tant que cadet. Oh ! il ne regrette pas de vivre, sa mort prématurée en 2285 ne lui aurait pas permis d’en tirer profit, de ces foutus semestres ! Il se sent vieux pourtant, usé par la vitesse de la lumière et les traversées sans fin de la nuit intersidérale. Il a eu la vie qu’il voulait, guerrier, scientifique et aujourd’hui ambassadeur ; mais pourquoi faut-il toujours que l’Univers ait besoin de lui ? Les guerres ne servent-elles jamais de leçons ?
Ni les guerres ni les promesses d’un avenir meilleur sur fond de restrictions budgétaires. Quand les Romuliens ont désigné comme chef ce Paltoquet soi-disant venu de Vulcain au prétexte d’une marche nouvelle des Mondes, Spock a conclu d’emblée à l’imposture. Il n’a su que faire, la malveillance n’étant pas une donnée logique qu’il est en mesure de traiter. C’est un tendre, ce n’est un secret pour personne, et prédire le malheur lui est impossible. Par contre, à 157 ans aujourd’hui, il sait toujours compter et cette histoire de points ne fait pas son affaire.
Si au moins c’était son année de naissance qui était retenue par les autorités ! Il bénéficierait de l’ancien régime couplé au nouveau et s’en tirerait à peu près. Mais personne ne veut rien entendre de sa brillante carrière au sein de l’Entreprise ni de ses bons et loyaux services en tant qu’ambassadeur de la paix. C’est la date de sa remise au monde qui est prise en compte, tout ça parce que d’aucuns se sont amusés à remonter le temps pour tricher sur leur date de naissance. Ce n’est évidemment pas son cas et, s’il a sollicité le gardien de l’éternité, c’était seulement pour sauver son fils Zar prisonnier de Sarpeidon.
Il a produit son acte d’état civil où il apparaît clairement qu’il est né en 2230 sur la planète Vulcain. Sa mère, Amanda Grayson, était une humaine et son père, Sarek, un Vulcain et réputé ambassadeur. Le souci, c’est que son acte de décès en 2285 a disparu et que l’administration dispose d’un certificat de naissance établi par le docteur Léonard McCoy en personne. Elle n’accepte que le second, considérant le premier comme un faux. Comment explique-t-elle alors ses états de service sur l’Entreprise avérés par son livret militaire mais aussi par la légende interstellaire ? Elle n’explique pas mais, au nombre de faux documents de naissance en circulation, ne peut accéder à sa demande.
Le voilà donc à compter ses points. S’il prend sa retraite maintenant, il part avec une décote de 20 % mais s’il attend les dix ans nécessaires au taux plein, il n’a pas l’assurance de toucher plus au vu de la déflation de la valeur du point et de l’inflation de sa valeur à l’achat. Si au moins il avait eu pléthore d’enfants ! Ç’aurait été un an de gagné pour chacun, le nouveau système considérant que c’était au père de tirer bénéfice de sa progéniture et non à la mère, dernière victime en date des modifications en cours.
Au départ, il était question de valoriser leur travail maternel ; c’était avant qu’un certain Marpion devienne conseiller du Paltoquet et indique que les femmes tiraient un tel plaisir à la gésine qu’elles n’avaient pas besoin de gratifications supplémentaires là où les hommes, privés de ce plaisir-là en dépit de toutes les tentatives (avortées) de la médecine de leur permettre cet état, devaient recevoir une compensation. Spock n’était pas d’accord avec cela, peut-être parce qu’il avait du sang humain dans les veines ; aussi parce qu’il préférait l’aventure à toute forme d’embourgeoisement.
Quoi qu’il en soit, il peine à trancher. Son travail d’ambassadeur lui plaît bien et il sait qu’il existe tant de Mondes à sauver de la guerre ou de la destruction universelle. D’un autre côté, la fatigue le gagne et l’envie de se poser dans la douce lumière de Remus est de plus en plus forte. A-t-il vraiment besoin d’argent ? Un peu tout de même mais, au crépuscule de sa vie (il n’en aura pas une troisième, c’est une évidence), il s’interroge sur le sens de toute chose avant de faire le grand saut dans l’au-delà. Il n’a pas peur du trou noir ; l’Univers est son berceau. Il se demande juste s’il n’a pas déjà assez donné, à la vie, et à lui-même.
C’est une question difficile, de celles que l’on se pose d’ordinaire accoudé à un bar avec de vieux amis de vaisseau ou confortablement installé dans un fauteuil près de sa famille. Son épouse éphémère est décédée. Son fils est reparti dans le passé. Ses compagnons de route sont morts ou éparpillés dans tous les systèmes solaires. Il est seul, pas malheureux de l’être mais seul face à sa vie accomplie et à celle qu’il lui reste à construire. Il préfère les équations physiques et mathématiques à la métaphysique. Mais il doit trancher. Un grincement reconnaissable entre tous lui fait tourner la tête.
— Bonjour CadddieR2 ! Il faudrait que je m’occupe de tes roulettes.
— Laisse grincer commandant. Ça me donne une certaine prestance.
— Et pourquoi as-tu besoin de prestance ?
— Pour qu’un Vulcain comme toi ait envie de faire une partie d’échecs avec moi.
Spock rit. Il a eu tort de se croire sans amis, il y a CaddieR2, un robot vache qui ne rate pas une occasion de venir le voir avec sa bande d’affectueux bien installée dans la cabine que ses concepteurs ont aménagée entre ses microprocesseurs et ses roulettes. Au départ, il était destiné à faire du transport de colis urgents mais, très vite, il s’est affranchi de sa tâche et ne s’occupe que de véhiculer et distraire ses amis. Il est un peu faraud et d’une générosité sans failles. Quant à son humour… Spock doit bien en convenir ; en dépit d’une certaine vulgarité, il l’adore !
— Alors, cette partie ?
Ils s’installent. La porte de la cabine s’ouvre et la tête de Kirk Mouton apparaît, tout sourire, comme à son habitude.
— Bonjoooour M. Spock ? Un fooooot ?
— Je préfère les échecs, tu sais.
— C’est pareeeeil ! On va touuuuuus au buuuuut !
Scotty Koala sort à son tour.
— B’jour maître Spock. J’viens dans vot’équipe ?
— C’est p*aaaaaa*s j*uuuuu*ste !
— C’est un jeeeeeu, pleuuuuure paaaaas.
Et la partie commence. CaddieR2 mène l’équipe des Mouton contre Spock et Scotty Koala. Étrangement, ces deux-là, scientifiques tous les deux, perdent la première manche. Scotty Koala propose les bons choix mais monsieur Spock ne suit pas. Il a l’air ailleurs. Scotty Koala s’en inquiète.
— Je suis désolé mon ami, j’ai la tête dans la Voie lactée.
— On peut p’t’être t’aider ?
Spock les dévisage. Ils sont tellement hors du temps ; vont-ils comprendre quelque chose à ses histoires de points ? Pourquoi pas, finalement ; ils savent être philosophes tant l’amour guide leur vie. Il pousse l’échiquier et sert à chacun un grand verre d’eau de Lutèce, la plus pure de l’Univers.
— C’est un peu compliqué. Vous avez entendu parler de la réforme des retraites ?
CaddieR2 opine.
— Le truc du Paltoquet ? Tu parles si on en a entendu parler ; depuis que c’est entré en vigueur, c’est la chienlit ! Personne n’y trouve son compte, à part les caciques, bien sûr.
— C’est ça, CaddieR2 ; et moi, je n’y trouve pas le mien. Je ne sais pas si je m’arrête maintenant avec juste de quoi survivre ou si je travaille encore dix ans pour ne plus avoir de décote sans être assuré que le point n’aura pas décru d’ici là.
— C’est compliiiiiqué !
— Ultra compl*eeeee*xe !
— J’ai fait les comptes, dans un sens, dans un autre ; je ne m’en sors pas.
— Attendez, maître Spock ; p’t’être qu’c’est pas un problème d’maths ?
— Que veux-tu dire Scotty Koala ?
— C’st’un truc d’humain.
— Humain ?
— Comme ta mèèèèère ! Faut écouuuuter le saaaang de ta mèèèèère.
— Ça s’éco*uuuu*te le s*aaaa*ng ?
— Comme le coeeeeeeeur !
Et Kirk Mouton sourit plus largement que jamais. Un petit silence s’installe. Spock a très bien compris le propos de Scotty Koala et Kirk Mouton ; il trouve cela un peu régressif d’en revenir à sa mère, morte il y a si longtemps ! Elle lui est plus une empreinte qu’un véritable souvenir. Que lui conseillerait-elle ? Ou plus exactement, que ferait-elle ?
Comme s’il connaissait les pensées de Spock, CaddieR2 affiche sur son écran intégré des photos de Amanda Grayson au milieu d’une foule de gens, un drapeau rouge à la main.
— Ce sont les manifestations sur Terre de 2219, en décembre. Tous les transports étaient coupés, les écoles fermées, et des millions de fonctionnaires et de salariés défendaient déjà leur régime de retraite contre un projet de machin libéral à points. Ta maman était une fervente militante de la justice sociale, un des piliers de ton humanité.
Spock se mire dans la photo. Il est perplexe. Les véhicules de police en fond n’étaient pas ceux utilisés au 23e siècle et les manifestants ne portent pas encore le masque antipollution homologué devenu obligatoire en 2050. Il parierait sa paire d’oreilles que c’est un montage grossier, apanage des activistes marxistes du 20e siècle. CaddieR2 en serait-il ? Un rouge ? Qu’importe ! Amanda est magnifique au milieu de ces drapeaux, posée sur les épaules d’un Vulcain qui ressemble à s’y méprendre à Sarek.
— Il y avait papa, aussi…
— Son premier séjour sur Terre.
Le mensonge n’étouffe pas CaddieR2. Scotty Koala le regarde néanmoins de travers, prêt à intervenir. Il vient d’un astre où l’on ne triche pas avec la vérité, principe dont il ne compte plus les entorses depuis qu’il voyage dans la cabine de son ami le robot vache. Spock contemple toujours la photographie. Il tousse comme pour s’éclaircir la voix.
— Je crois que les humains ont de tout temps préféré profiter de la vie même si certains se tuaient à la tâche, souvent par nécessité, ou inconscience de l’exploitation dont ils étaient les objets…
CaddieR2 n’en croit pas ses roulettes ! Voilà que Spock, réputé un peu réac, parle comme un vrai camarade !
— … ma mère me dirait de prendre ma retraite quand mon père me suggérerait de poursuivre ma mission au service de la paix. Il me faut faire un choix difficile.
— Les deux sont p’t’être compatibles ?
— Comment ça, Scotty Koala ?
— Tu poses ta r’traite et t’invites tous les belliqueux d’l’univers à jouer aux échecs.
— Ouiiiii ! C’est comme le foooot, c’est une preeeeuve de paiiiiiix.
— Et d’am*ooooo*ur sans f*iiiii*n.
Spock frise la pointe de son oreille gauche comme d’autres l’auraient fait d’une pointe de moustache.
— On t’aidera, maître Spock !
— À fond les ball*ooooo*ns !
— On fait l’accueil, les réservations et le service d’ordre, commandant ! Toi tu joues et tu savoures la paix.
— Moi, je chaaaante !
— Tu chantes, Kirk Mouton ?
— À la Lune de Vulcain, lalalaaaa, on n’a pas assez de poiiiiints, mais on joue avec les copaiiiins et on est si bieeennn !
— C’est super, camarade Kirk Mouton, mais un peu antisocial !
— Qu’est-ce tu v*eeee*ux CaddieR2 ?
— Debout, les damnés de Vulcain, Debout, les forçats de la retraite à points, Les semestres pleurent la nouvelle misère, C’est la marche de l’injustice et des galères. Du point faisons table rase, Foule de copaiiins, debout, debout, La retraite va changer de base, Le Paltoquet n’est rien, soyons tout. C’est la lutte sociale, Groupons-nous et demain, La retraite à points, Sera mise au coin !
Les applaudissements fusent. Dans le ciel de Romulus, un trou noir apparaît. Le monde survivra-t-il au point ? Qui sait ?
[e-criture]
[#83] Les enfants qui font base (V-01)
![Cy Jung — [#83] Les enfants qui font base (V-01)](local/cache-vignettes/L200xH220/icone_mimie_400-190-7c0bf.jpg?1578830096)
[Le prétexte] J’attends à un feu. Deux jeunes femmes passent à ma hauteur.
— Quand on est une femme, c’est bien d’avoir les enfants comme base.
Petit rappel liminaire
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Cy Jung, 3 mars 2020®.
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