[La nouvelle]
— Allez ! Dépêche-toi !
Lola regarde son grand frère, incrédule. Depuis qu’il la presse, comme ça, à mettre des vêtements à la place de ses affaires d’école dans son cartable, elle a envie de pleurer. Elle se retient. Elle ne veut pas qu’il soit triste. Il est si gentil avec elle.
— Je ne veux pas venir…
— Si, tu viens ! Allez ! Dépêche.
Il ouvre un peu plus grand le tiroir de la commode.
— Tu prends deux culottes, un collant, un maillot de corps et un pull s’il fait froid. Prends ton pyjama aussi.
— On reste dormir ?
— Chut… Personne ne doit nous entendre.
Il se dirige vers la porte de la chambre.
— Fais ça, vite. Tu peux emporter un livre et une poupée. La plus petite. Je reviens. Je vais chercher ta brosse à dents.
Lola regarde le contenu du tiroir. Tout y est bien rangé. C’est sa mère qui y veille. Elle aime l’ordre, et que chacun file droit. Lola tremble à l’idée qu’elle découvre qu’elle a mis des vêtements dans son cartable. Elle ne dira pas que c’est Petit-Paul qui lui en a donné l’ordre. Elle ne rapporte jamais quand c’est lui qui l’invite à faire une bêtise, et réciproquement. Avec lui, elle ne risque rien. Elle doit lui faire confiance. Elle le sait. D’un geste précipité, elle fourre en vrac dans son sac ce qu’il a demandé. Elle ajoute l’ourson rose plutôt que la plus petite de ses poupées ainsi que son livre de coloriage avec des feutres. Le sac n’est pas loin d’être plein.
Petit-Paul revient dans la chambre avec son sac de sport sur le dos.
— C’est bon ?
Elle hoche la tête. Il lui tend sa brosse à dents puis un paquet de biscuits.
— Tu as encore un peu de place ?
Il vérifie lui-même, y case les biscuits, ferme le sac.
— Tu as de l’argent dans ton cochon ? On va en avoir besoin.
Lola opine. Elle lui donne fièrement les quelques pièces en sa possession.
— Super !
Il l’embrasse fort sur le front.
— Viens, c’est l’heure.
Dans l’entrée, il l’aide à enfiler son manteau. Ils sortent. Sur le palier, ils entendent le bruit de l’ascenseur. Petit-Paul pousse Lola jusque dans l’escalier. Il retient la porte pour qu’elle ne claque pas. Il pose un doigt sur sa bouche pour indiquer qu’ils doivent faire silence. L’ascenseur passe sans s’arrêter. Ils descendent les trois étages à pied et sortent de l’immeuble tels deux enfants qui se rendent à l’école. Ne sont-ils pas mignons, tous les deux, main dans la main ? Ils le sont, tendres chérubins, le grand frère qui guide fermement sa petite sœur. Mais où vont-ils exactement ?
Ils doivent quitter le quartier avant que quelqu’un ne s’inquiète de leur présence dans la rue à une heure où ils ne devraient pas. Petit-Paul les dirige vers la gare. L’endroit est suffisamment anonyme pour qu’ils y soient tranquilles. Lola pourra y faire pipi aussi. Elle réclame déjà alors qu’ils ne sont pas partis depuis plus d’une demi-heure. Petit-Paul ne la gronde pas. Il a oublié de lui faire la recommandation ad hoc. Et puis, il ne veut plus jamais que quelqu’un gronde sa petite sœur. Lui, ça passe. Il est grand. Mais elle ! Non.
C’est pour cela qu’il a décidé qu’il devait l’emmener loin, parce que sa mère a commencé à s’en prendre à elle. Elle lui criait dessus, bien sûr, comme si elle ne savait pas parler autrement. Tant qu’elle en restait là. Et puis la première gifle a volé, sitôt suivie d’une autre. Petit-Paul tente de se souvenir de la raison. Il n’y en avait sans doute pas. À force d’en recevoir, on finit par se dire que l’on a bien dû faire quelque chose de mal. Quoi ? Lola se tortille de plus en plus avec son envie de faire pipi.
— On arrive.
La gare est immense. Petit-Paul n’y est jamais venu. Il y a du monde qui court dans tous les sens. Cela ne va pas être facile de trouver les toilettes ! Quant à monter dans un train… Chaque chose en son temps.
— Où sont vos parents ?
La question fait sursauter les deux enfants. L’homme qui l’a posée porte une casquette mais ne ressemble pas à un policier.
— Ils nous attendent là-bas, répond bravement Petit-Paul en désignant un endroit incertain. On cherche les toilettes.
L’homme sourit. Il pointe le pictogramme qu’ils devront suivre.
— Attention, il faudra descendre à l’entresol. Ne vous perdez pas !
— Merci monsieur !
Petit-Paul et Lola filent en courant. Ils ont eu chaud. Ils vont devoir faire attention s’ils ne veulent pas se faire prendre. Petit-Paul a lu une bande dessinée sur le pays de son grand-père, là où il espère arriver. C’est loin ! Il a regardé à l’école sur un livre de géographie et noté qu’il faut traverser la mer. Avant cela, ils devront aller tout au sud de la France, à Marseille. La destination n’est indiquée sur aucun des panneaux des trains au départ. Il installe Lola sur un siège dans une salle d’attente. Il a choisi une place à côté d’une dame qui pourrait être leur maman. Il espère que tout le monde le croira et que personne ne viendra de nouveau leur poser des questions.
Sur le panneau des départs, les TGV s’enchaînent. Petit-Paul pressent que cela va être compliqué de monter sans billet ; il préfère garder l’argent pour le bateau. Il y a des femmes et des hommes à casquette au début de chaque quai. Sinon, il y a des trains pour Grandville ou Chartres. Petit-Paul ne sait pas trop où cela se situe. Chartres lui dit quelque chose. Peut-être parce que ce serait à côté de Marseille ? C’est décidé ; c’est là qu’ils vont. Il observe les allées et venues. Ils se glisseront dans la cohue qui se forme à l’annonce du quai de départ. Ils marcheront dans les pas d’une femme ou d’un couple, comme s’ils étaient leurs enfants. Cela devrait fonctionner.
La femme assise à côté de Lola se lève. Petit-Paul songe qu’ils doivent en faire autant pour ne pas se faire repérer. Le train est dans plus d’une heure. Il décide de sortir de la gare. Ils font un petit tour, sans but. Dans un supermarché, Petit-Paul achète deux sandwichs, les moins chers. Avec les biscuits dans le sac de Lola et le sien, cela fera bien leur déjeuner. Il est un peu tôt pour manger. Lola, d’ailleurs, n’a pas faim. La peur lui a coupé l’appétit. Elle a confiance en son grand frère mais ignore pourquoi il ne l’a pas conduite en classe. Sa maîtresse va s’inquiéter. Elle est gentille sa maîtresse. Il l’assoit sur un banc et s’accroupit face à elle.
— On ne peut pas rester à la maison, Lola. Tu comprends ?
Elle fait non de la tête.
— Tu es bien à la maison ?
Elle hésite.
— Je préfère l’école.
— Dis-moi pourquoi.
— J’ai mes copines.
— C’est tout ?
Elle réfléchit.
— La maîtresse, elle ne crie jamais.
— C’est pour ça Lola que l’on ne peut pas rester à la maison. Maman crie tout le temps.
Les yeux de Lola se brouillent.
— Personne n’a le droit de nous faire du mal, même pas maman ! Je l’ai lu sur une affiche dans le couloir des C.-M. Cela s’appelle les « droits de l’enfant ».
Le regard de Lola s’assombrit.
— On pourrait demander à la maîtresse d’habiter avec elle.
Petit-Paul prend sa petite sœur dans ses bras. Il la serre longtemps contre lui puis se dégage.
— Elle ne peut pas faire ça, Lola. Elle doit avoir des enfants aussi. Et nous, on n’a besoin de personne !
Il lui tend la main.
— Allez viens ! Le train part bientôt. On fera comme si on était les enfants de quelqu’un. Il faut que tu souries, Lola, que l’on ait l’air joyeux tous les deux. Si l’on se fait attraper, on nous ramènera à la maison et ce ne sera pas la fête.
Lola frémit. C’est sûr que maman ne va pas aimer qu’elle ne soit pas allée à l’école ! Elle saisit la main que Petit-Paul lui tend. Ils ne patientent pas longtemps avant que le train ne soit annoncé. Ils se fondent dans la foule des voyageurs puis s’installent à côté d’un couple qui a une bonne tête. Petit-Paul est tendu. Il faut que le train parte, vite. Ensuite se posera la question du contrôleur. Il dira qu’il a perdu le billet et que leurs parents les attendent à Chartres. Au moins les laissera-t-on aller jusque là. Et après ? C’est trop loin pour savoir.
Les immeubles défilent derrière les vitres. Lola ouvre grand ses yeux. C’est la première fois qu’elle prend le train. D’emblée elle préfère à la voiture ou au métro. Il n’y a pas de chaos, juste un petit roulis silencieux qui donne envie de s’assoupir. Lola se retient. Elle ne veut pas perdre une miette du paysage. Petit-Paul lui propose de manger. Elle n’a toujours pas faim. Il n’insiste pas. Un contrôleur passe dans l’allée. Une lame fend le ventre de Petit-Paul. Le contrôleur ne s’arrête pas. Petit-Paul respire. Il se demande s’ils ne devraient pas descendre à la prochaine gare plutôt que de poursuivre jusqu’à Chartres. Le haut-parleur annonce Saint-Piat. Le nom ne lui dit rien. Le train ralentit. À la vue des maisons basses, Petit-Paul décide qu’ils iront au terminus. Une trop petite ville ne les protégera pas.
Combien de temps reste-t-il ? Un gros quart d’heure s’il a bien retenu l’horaire d’arrivée. Ce n’est pas si long, un quart d’heure… Lola le trouve même un peu court et rechigne à quitter sa place quand le train s’arrête à quai.
— On reprendra le train ?
— Oui, dès que possible. Allez, viens ! On va trouver un endroit pour manger.
Ils sortent de la gare. Les flèches de la cathédrale les attirent. La majesté de l’édifice les laisse bouchée bée. Des groupes de touristes se croisent sur le parvis. Petit-Paul et Lola en suivent spontanément un quelques mètres ; puis un autre ; un troisième les mène au jardin de l’évêché. Ils montent sur les hauteurs. Faute d’un banc au soleil, ils s’assoient sur un muret. Petit-Paul sort les deux sandwichs et une bouteille d’eau prise à la maison.
— Tu as soif ?
Lola fait non de la tête.
— Bois au moins une gorgée. C’est important de boire.
Elle s’exécute et grignote son sandwich. Elle le trouve bon. À la moitié, elle s’arrête pourtant. Elle n’a pas très faim. Petit-Paul se charge de le finir. Il met les emballages dans son sac en attendant de croiser une poubelle. Il ouvre le paquet de gâteaux.
— Je peux en avoir un ?
Les deux enfants sursautent. Ils n’ont pas entendu arriver la femme debout devant eux. Elle porte un uniforme bleu et un calot. Deux hommes avec le même uniforme sont un peu plus loin. Elle sourit. Petit-Paul lui tend le paquet. Elle prend un biscuit et s’assoit à côté de lui.
— Je vous ai vus sortir tous les deux de la gare. Vous venez de Paris ?
Petit-Paul hoche la tête. Il serre fort la main de Lola pour lui indiquer de se taire. Qu’il se rassure ; elle a trop peur pour prononcer le moindre mot.
— C’est joli Chartres… surtout la cathédrale !
Elle croque son biscuit.
— On a une si belle cathédrale.
— Oui, c’est joli. On est venus visiter.
La gendarme sourit.
— J’imagine. C’est tellement joli…
Elle reprend un biscuit. Petit-Paul se dit que si elle mange tout le paquet, ils n’auront rien pour dîner.
— Ne t’inquiète pas pour les gâteaux. Je t’en offrirai d’autres.
Lit-elle dans ses pensées ? Petit-Paul se lève, Lola l’imite.
— Excusez-moi madame, mais on doit partir.
— Oui, bien sûr. Vous retournez à la gare ?
— Oui, on va à Marseille retrouver nos parents.
— À Marseille… Vos parents…
La gendarme s’accroupit devant les deux enfants. Elle les regarde droit dans les yeux.
— C’est si dur que cela à la maison ?
Lola étouffe un sanglot. Petit-Paul crâne encore.
— Ça va. On a déménagé, c’est pour ça qu’on les rejoint à Marseille.
La gendarme sourit un peu plus. Elle prend la main de l’un et de l’autre.
— Venez. Je vous emmène boire un bon chocolat chaud à la gendarmerie. Vous êtes en sécurité, maintenant. Je vais prendre soin de vous. Vous aimez le chocolat ?
∴
Note.
Si vous êtes un enfant victime de violences ou témoin de celles-ci, appelez le 119.