[La nouvelle]
[Au comptoir d’un café du coin, un bel homme assez mince, fine barbe, lunettes, la quarantaine, costume trois-pièces et montre à gousset, est debout devant un ballon de blanc. À deux mètres de lui, une femme plutôt forte, mise en pli impeccable, la soixante-dixième [*] [**], large chemisier à fleurs et foulard sur les épaules, est assise à un guéridon devant un vichy, vue sur le bar. Ils semblent déjà se connaître.]
— Vous avez l’air soucieux, monsieur Friounde.
— Sigmund, madame Jeanine, appelez-moi Sigmund.
— C’est encore plus compliqué !
— Vous ne parlez pas allemand ?
— Et puis quoi, encore ? Comment vous dites ? Zugmand ?
— Sigmund.
— Zigmouillde ? Avec un nom pareil, vous en être un drôle, de zig !
[Elle rit.]
— Zig ?
— C’est de l’argot, monsieur Friounde. On voit bien que vous n’êtes pas d’ici.
— Je suis Autrichien.
— Autrichien… Je ne crois pas en avoir connu. Vous ne m’avez pas dit ce que vous faites par ici.
— Je suis venu suivre l’enseignement du professeur Charcot, un spécialiste de l’hystérie.
— Oh ! Vous avez bien fait de vous installer à ce comptoir. On en a des hystériques, par ici ! Et des sacrés !
— Ah ? Vous en connaissez ? Je veux bien en rencontrer, pour mon étude.
— Restez un peu avec moi, vous allez voir. Il n’y a que ça, dans ce café, des hystériques, surtout à partir du quatrième verre.
[Elle lui fait signe de venir s’asseoir à sa table. Il vient et s’installe sur la banquette à ses côtés.]
— La gaîté alcoolique n’est pas de l’hystérie, madame Jeanine.
— C’est quoi, alors, votre hystérie ?
— Une névrose.
— C’est un truc de fous, ça, la névrose.
— Mais non, tout le monde en a.
— Parlez pour vous !
— Ne vous fâchez pas, madame Jeanine. Ce n’est pas grave, une névrose. J’en ai, en effet, vous aussi…
— Quoi moi ?
— Excusez-moi, je suis sûr que vous allez très bien. Vous riez. Vous parlez avec les gens. Vous semblez joyeuse et heureuse de vivre. Cela ne vous empêche pas d’avoir un peu mal, de la peine à vous lever certains matins, un peu de tristesse. Rien de bien méchant mais cela pèse tout de même et, à accumuler, on finit par avoir du mal à tout trimballer.
— Ça oui, y a du lourd dans la vie, monsieur Friounde. Et quand on tire la charrette, ça fait un de ces raffuts ! Pire que les casseroles derrière la voiture des mariés !
— Voilà, c’est ça, madame Jeanine. Vous avez compris.
— Je ne suis pas que con.
— Mais, je ne me permettrais pas…
— C’est façon de parler.
— Ah ! Vous comprenez donc que la névrose n’est pas un truc de fous. On vit tous très bien avec.
— Pardi que je vis bien !
[Elle boit une gorgée avant de poursuivre.]
— Il y a le diabète, pourtant, qui m’embête un peu. Sinon, les genoux. C’est de plus en plus dur de marcher. Ça me lance. Et ça pèse, aussi, comme vous dites.
[Il se caresse la barbe.]
— Les « je-nous ».
— Oui, l’arthrose. Vous êtes trop jeune. Vous verrez. On a fait des infiltrations, et même injecté du cartilage ; je crois qu’il a raté son tir le rhumatologue en face de Saint-Jo ! J’ai bien senti son aiguille qui touchait quelque chose qu’il ne fallait pas. Depuis, je ne plie plus.
— Vous êtes une femme de caractère, je le sens.
— Vous pouvez le dire ! J’ai passé l’âge de m’en laisser compter.
[Une femme vient la saluer puis repart. Il pose sa main sur son bras.]
— Cela vous dirait de participer à mes recherches ?
[Elle le regarde, intriguée, sans répondre.]
— Il faudrait que vous veniez chez moi et…
[Elle retire vivement son bras sous sa main.]
— Pas de ça, chéri ! Si c’est pour la bagatelle, va voir ailleurs ! J’ai déjà le gitan qui m’occupe.
[Il soupire.]
— Vous vous méprenez ! Je suis médecin.
— On en a vu d’autres !
— Laissez-moi vous expliquer. La névrose se construit sur ces émotions qui font souffrir et, si vous me racontiez votre histoire, je pourrais trouver la genèse, peut-être vous aider à ce que ce soit moins lourd à porter.
— Mais c’est qu’il insiste, le bougre ! Va falloir que vous arrêtiez de dire que j’ai la névrose. Je suis peut-être hystérique pendant que vous y êtes ! Pff !
[Elle lui tourne le dos. Il se lève et retourne au comptoir. Il revient avec un deuxième verre de vin.]
— Excusez-moi, madame Jeanine, s’il y a méprise. Je ne veux pas vous blesser. Pour moi, la névrose, c’est comme un rhume. On éternue un peu, on se mouche sur le plaid du divan, ça soulage et la vie continue. Pas de quoi en prendre ombrage.
[Elle se tourne à nouveau vers lui, l’air dégouté.]
— Et ça vous intéresse que les gens partagent leur morve avec vous ?
[Il opine.]
— Vous auriez dû être cafetier. Avec de bons grogs, vous en auriez soigné des rhumes !
— C’était une image…
— Vous me prenez vraiment pour une nouille ! Vous croyez que je n’avais pas compris ? D’ailleurs, puisqu’on y est : métaphore ou métonymie ?
[Il ouvre la bouche et la referme.]
— Ah ! Ah ! Vous croyez qu’on est tous des cons dans les cafés ?
— Excusez-moi, madame Jeanine… C’est justement pour cela que je vous propose de me raconter. Je suis sûr que vous m’en apprendriez beaucoup.
— Vous ne perdez pas le nord vous, au moins ! C’est votre Charlot qui vous envoie recruter des névroses ?
— Charcot, avec un c !
— Charcot, Charlot. C’est la même chose.
— Le professeur Charcot étudie l’hystérie. Il est neurologue. Il pratique l’hypnose. Cela lui permet de percer les mystères de l’inconscient.
— Comme Francis Blanche et Pierre Dac ?
— Je ne connais pas ces messieurs. Des médecins ?
[Elle se lève avec difficulté, se met face au guéridon et prend la pause.]
— « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, j’ai le grand plaisir honorifique de présenter à vous ce soir, n’est-ce pas, tout à fait exceptionnellement dans le plus simple appareil, une beauté qu’on vient d’arracher, à on ne sait pas à quoi d’ailleurs ! De vous présenter le grand docteur Friounde, qui est le descendant authentique des grandes mosaïques, des grands visionnaires de l’Autriche, n’est-ce pas ? Votre sérénité... »
[Au comptoirs, trois clients applaudissent. Lui ne comprend pas. Il observe sans rien dire.]
— Vous ne connaissez pas ça ?
— Non.
— De grands perceurs de l’âme humaine pourtant ! Je ne sais pas ce que vaut votre Charcot, mais eux, ce sont des pros ! À propos de vos rhumes, ils disaient « L’éternuement, c’est l’orgasme du pauvre ! »
— Mais les pauvres…
— Ce n’est pas la question, monsieur Friounde. Imaginez simplement que votre grand professeur éternue, et que vous lui répondiez poliment « À vos souhaits ! »…
[Elle éclate de rire. Il la regarde, incrédule.]
— Excusez-moi, je ne comprends pas.
[Elle s’étouffe un peu. Il lui tape dans le dos.]
— Merci, monsieur Friounde. C’est de l’humour français. C’est dire que si éternuer c’est s’accrocher au lustre, répondre « À vos souhaits ! » c’est comme dire à quelqu’un, « Vas-y, fais-toi plaisir ! »
— « S’accrocher au lustre » ?
— Prendre son pied si vous préférez.
[Un homme s’avance.]
— Jaja, il n’est pas français, ton zig. Il ne peut pas entraver.
— C’est simple, pourtant !
[L’homme repart.]
— Vous avez compris, monsieur Friounde.
— Je crois.
[Il prend un air très académique.]
— Vous parlez de plaisir sexuel, c’est ça.
— Nous y voilà.
— Et vous dites que si l’on éternue c’est que l’on est pauvre en plaisir.
[Elle le regarde, une petite lumière dans les yeux. Elle passe sa main sur son menton.]
— Je n’avais pas entendu la chose comme ça mais oui, on peut le dire.
— C’est un dicton populaire ?
— En quelque sorte. Francis Blanche et Pierre Dac sont des humoristes.
— Alors, vous pensez que si l’on éternue, ça exprime le désir, quelque chose qui ne demande qu’à se poursuivre en un au-delà de l’instant, un plaisir ?
— Vu ce qui sort, mieux vaut avoir un mouchoir. Sinon, on en met partout sur soi.
[Elle rit encore. Il réfléchit.]
— Au delà du plaisir… Ça, un désir… Prévenir, partout Sur-soi…
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Que l’éternuement est une pulsion qui va bouleverser le sujet. L’orgasme… D’abord, le sujet sent que Ça va venir. Il sort alors un mouchoir pour ne pas en mettre partout Sur-soi et…
— Vous dites des choses étranges, monsieur Friounde.
— Le sujet… La pulsion… Vous permettez ?
[Il sort un stylo de sa poche. Il est fébrile.]
— Vous auriez un papier ?
— Au comptoir.
[Il y court et revient avec un carnet de commandes à l’en-tête d’une marque d’apéritif. Il griffonne quelque chose. Elle lit à haute voix par-dessus son épaule.]
— « Éternuement = pulsion = Ça. Mouchoir = protection = Sursoi. Sujet = conscience = … » ; c’est qui le sujet ?
— Vous, quand vous éternuez.
— Moi ?
[Il se lève si brutalement qu’il en bouscule le guéridon. Les verres tremblent sans tomber.]
— Extraordinaire ! Vous êtes extraordinaire madame Jeanine ! Grâce à vous, j’ai tout compris !
— Tout compris quoi ?
— Compris ce qui se passe au-delà du principe d’éternuement !
— Au-delà du… ?
— Principe de plaisir, si vous préférez ! Éternuer, jouir, c’est pareil. Vous l’avez dit !
— Ah ?
— Et vous avez donné le mot qui manquait à la topique.
— L’atout pique ? J’ai toujours préféré le cœur…
[Elle rit.]
— La topique. C’est comme cela que j’appelle mes modèles.
— Vous faites de la photographie aussi ?
— De la photogr… Ce n’est pas le sujet.
— Le sujet ?
— Vous.
— Moi ?
— Voilà, vous l’avez dit ! Vous avez dit « Moi », c’est vous, le sujet, avec la pulsion du « Ça va venir » et le mouchoir qui protège Sursoi.
— Sur moi ?
— Oh ! Oui.
[Il applaudit puis met ses mains sur ses joues. Il l’embrasse sur le front.]
— Extraordinaire, madame Jeanine. Extraordinaire ! Surmoi ! Je vous dois la vie.
— La vie ?
[Il fait quelques pas de danse devant le comptoir. Elle se lève. Ils valsent. Il chante les trois temps.]
— Ça, Moi. Surmoi. Lalala. Ça, Moi. Surmoi. Lalala. Ça, Moi. Surmoi. Lalala…
— Mes genoux !
[La valse s’arrête. Il l’aide à se rasseoir et fait signe au patron de remettre une tournée. Elle est un peu essoufflée. Il chantonne encore.]
— Ça, Moi. Surmoi. Lalala. Ça, Moi. Surmoi. Lalala. Ça,… C’est vraiment extraordinaire ! Madame Jeanine, je sais enfin où je vais.
— Où vous allez ?
— Oui ! Une fois que j’aurai terminé mon stage avec monsieur Charcot, je vais inventer la première topique puis écrire à mon ami Fliess pour définir la seconde, celle que vous venez de me souffler.
— Pourquoi attendre ?
— Mais parce que nous sommes en 1885. Je n’ai pas encore inventé la psychanalyse.
— Vous plaisantez ?
— Non, pourquoi ?
— Nous sommes en 2015 !
— Vous êtes sûre ?
— Sûre et certaine.
— Mais je suis mort en 1939.
— Vous êtes là, pourtant !
— Vous aussi.
— Quoi, moi ?
— Vous êtes là mais vous êtes morte, madame Jeanine.
— Impossible ! Mes genoux me font si mal…
[Elle se pince puis le pince. Le décor s’efface. Ils marchent à présent main dans la main. De temps à autre, ils saluent des connaissances. Un instant, elle se tourne vers lui.]
— Cela vous dirait une petite crêpe ?
[Un groupe s’est formé autour d’eux.]
— Oh oui !
[Rideau.]