[La nouvelle]
Florence raccroche le combiné. Elle s’en tapote le menton. Elle est inquiète. Depuis ce matin, les chiffres tombent. Ils sont encore plus mauvais que prévu et la réponse du gouvernement, préparée depuis quelques jours déjà, sera rendue publique dans la matinée. Il va lui falloir assumer des décisions qu’elle n’a pas prises, et avec lesquelles elle n’est pas forcément en accord. C’est ça ou renoncer à son maroquin. Il n’en est pas question.
Ses principes seraient-ils moins précieux que les ors de la République ? C’est plus compliqué que cela. Sa participation au gouvernement est une victoire personnelle et politique — elle est une femme, lesbienne, rescapée d’une leucémie infantile, issue des « classes populaires », ayant vécu dans une cité et ne devant sa réussite qu’à son travail et à sa détermination. C’est également un tremplin en dépit des épreuves auxquelles elle doit faire face. Heureusement, l’adversité ne lui fait pas peur. Chaque jour qui passe démontre sa capacité à gouverner, lui permet de développer ses contacts, d’augmenter sa notoriété, l’autorisant toujours plus à…
Oui, le matin quand elle se rase les jambes, les aisselles, le haut des cuisses et les contours du pubis, Florence Deloyrel [**], ministre du Budget de la Ve République, y pense. À d’autres moments aussi, comme maintenant. Voilà pourquoi elle doit faire attention, ne pas commettre d’erreur, rester sur ses gardes, n’avoir confiance en personne. Son avenir est en jeu et, en même temps, celui de la France.
On toque à la porte qui la sépare de son secrétariat.
— Entrez !
— Madame, voici le communiqué que propose le cabinet.
Le secrétaire repart sans un mot de plus. Florence Deloyrel lit les quinze lignes qui risquent de mettre le feu aux médias. Elle soupire. Jamais les Français ne vont avaler ça ! Il va le falloir, pourtant, et si elle réussit à éviter la flambée sociale annoncée, alors, elle aura gagné une sacrée partie. Ce communiqué, rédigé ainsi, ne le permettra pas. Elle doit le réécrire, y mettre les formes tant les arguments utilisés, même s’ils sont légitimes, ne seront pas considérés comme acceptables par qui ne maîtrise pas les tenants et les aboutissants de la gestion des finances publiques, c’est-à-dire la très grande majorité des électrices et des électeurs.
Florence Deloyrel hésite. Doit-elle utiliser le ton de la dramatisation, ou plutôt trouver une formule d’apaisement qui conférerait à cette mesure la forme de l’évidence ? C’est un exercice délicat quelle que soit l’option choisie. « La forme de l’évidence » ; oui, c’est à cela qu’elle doit arriver. Reste à dicter les bons mots à sa plume. Florence a besoin de réfléchir. Elle reprend le combiné du téléphone.
— Combien de temps avant le communiqué ?
— Le Premier ministre l’a demandé pour midi.
— Très bien. Je vais courir. Prévenez la sécurité.
Moins de dix minutes plus tard, Florence sort du ministère encadrée de deux gendarmes en tenue de jogging. Une voiture suit au pas, au cas où. Au cas où quoi ? Quand elle a posé la question le jour de son entrée en fonction, elle a eu droit à une réponse évasive évoquant les nécessités de sa sécurité personnelle. Elle n’est pourtant pas un personnage politique si important. Pas encore… Mais il est vrai que la contestation gronde et l’agression d’une ministre en plein footing ferait désordre au milieu du tableau que le président cherche à brosser de l’exécutif, proche des Françaises et des Français, aimé d’eux même si les temps sont difficiles et les sondages désastreux.
Florence regarde autour d’elle. « Se faire agresser »… Cela pourrait être une bonne échappatoire. Une clochette tinte entre ses deux oreilles et la petite voix qu’elle annonce est, comme toujours, intraitable : « L’Observatoire, ma chérie. L’Observatoire. » Florence déglutit. Oui, l’Observatoire ; c’est perdre vingt ans. Elle doit se concentrer sur une autre solution.
Elle allonge sa foulée. Manquer de souffle lui permet toujours de nourrir ses idées, comme si l’apnée concentrait sa pensée sur l’essentiel : communiquer et convaincre.
« En dépit des efforts du gouvernement, en dépit des sacrifices déjà consentis par les Françaises et les Français, devant la nécessité de réduire coûte que coûte nos dépenses publiques pour faire front… résister devant la… contrer… tenir tête à la finance internationale et sauvegarder notre économie, en accord avec le Premier ministre et le président de la Répub… »
« En accord » ? C’est plutôt à leur demande… Autant le dire ainsi, qu’ils prennent leurs responsabilités.
« (…) à la demande du Premier ministre et du président de la République, Florence Deloyrel, min… »
Peut-être pourrait-elle éviter de citer son nom, pour cette fois ? Personne ne le remarquera et la mesure lui sera moins associée dans les recherches Internet…
Elle n’est pas loin d’avoir terminé sa boucle habituelle. Elle doit finir ce premier jet.
« … ministre en charge du Budget, est contrainte de supprimer les avantages fiscaux liés au mariage. Désormais, chaque contribuable devra remplir une déclaration individuelle de revenu et de patrimoine et… »
Elle connaît la suite.
« Par ailleurs, la notion de « personne à charge » est supprimée et n’ouvrira plus droit à déduction, y compris pour les enfants. »
Ouille ! Florence manque d’air et l’effort produit n’en est pas la cause. Ce qui lui paraît vraiment injuste, c’est cette histoire de suppression de la notion de « personne à charge ». Cela risque de faire baisser la natalité et les classes populaires seront les premières touchées, ce d’autant que, le mois dernier, les allocations familiales ont été revues à la baisse.
C’est elle qui a signé les décrets d’application. Ah ! si elle connaissait un autre moyen de réduire la dépense publique… Si… Elle regarde le chrono à son poignet. Elle court depuis cinquante minutes et n’a rien senti passer. Ah ! si tout pouvait lui être aussi facile qu’une heure de course à pied. Si… si … ah ! Si… ah ! on ne fait pas de la politique avec des « si » ni avec des « ah ! » ni sans faire quelques mécontents. De toute façon, il est trop tard pour changer son fusil d’épaule. Tout est prêt.
Florence Deloyrel allonge sa foulée. Elle passe la porte du ministère, fait un crochet par son bureau et dicte à son ordinateur le texte échafaudé pendant la course. Elle file sous la douche le temps que sa secrétaire le retranscrive. L’eau chaude la ramène à ses réflexions.
Un instant, elle craint que ces mesures fiscales ne soient pas bonnes ni pour son avenir politique ni pour celui de la France. D’aucuns vont y lire une attaque contre la famille là où il n’y a qu’une mesure d’économie. C’est vrai que Florence s’en moque un peu, de la famille, même si elle sait combien les Françaises et les Français y sont attachés alors qu’ils passent leur temps à s’y faire violence. Par contre, les enfants… Il faudrait trouver quelque chose qui ne coûte pas cher et qui montrerait son attachement aux enfants. Il y a bien cette histoire de PMA… mais ce ne sont pas ses quelques amies lesbiennes en mal de progéniture qui font l’opinion sauf à considérer que cela mobiliserait les « vraies familles », comme on dit maintenant, et noierait le poisson. Non, il faudrait une mesure autrement plus…
— Madame ?
Florence sursaute.
— L’Élysée a avancé le communiqué à 11 heures. On vous a arrangé un passage au JT.
Mais elle n’a rien demandé !
— C’est parfait !
Cela lui laisse une petite heure pour peaufiner son texte et trouver la mesure qui va changer la face de ces restrictions. Quelque chose pour les enfants ? Qu’est-ce qu’ils aiment, les enfants ? Les bonbons ? Florence ne va tout de même pas organiser des distributions gratuites de bonbons ! Elle s’attirerait les foudres des nutritionnistes. Et puis, ce n’est pas aux enfants qu’elle doit proposer quelque chose, mais aux parents. Une mesure pour les enfants qui séduirait les parents, et qui ne coûterait rien à la nation. Elle pourrait… Oui ! bien sûr. C’est si simple finalement ! Personne n’y trouvera matière à redire et, avec un peu de chance, cela occupera la scène médiatique jusqu’à faire oublier ce qui fâche.
Florence Deloyrel se détend. Ne serait-elle pas trop optimiste ? Ou cynique ? Elle préfère penser qu’elle est optimiste, réservant le cynisme à ses adversaires politiques. Sa secrétaire entre dans son bureau et lui tend la version papier du communiqué. Elle la remercie, relit l’ensemble, corrige quelques formules, puis le rallonge des deux phrases qui vont inscrire son nom dans l’histoire. Rien moins que cela ? Rien moins. Peut-être devrait-elle prévenir le Premier ministre… ? Il serait foutu de récupérer son idée ! Tant pis si cela ne lui plaît pas ; c’est aujourd’hui que Florence Deloyrel prend ses responsabilités.
Elle quitte son bureau et s’engouffre dans la voiture qui la mène dans les locaux de la télévision. Pendant le trajet, elle relit plusieurs fois son texte pour mettre en bouche les phrases-clés. Elle est vraiment ravie de sa trouvaille du jour ! Son diracab ne l’en a-t-il d’ailleurs pas félicitée ? Assis à ses côtés, un ordinateur ouvert sur les genoux, il lui indique que son communiqué est en cours de lecture à la radio ; son passage télé est dans une demi-heure ; le timing est parfait.
« En dépit des efforts du gouvernement, en dépit des sacrifices déjà consentis par les Françaises et les Français, devant la nécessité de réduire coûte que coûte la dépense publique pour contrer les agissements antisociaux de la finance internationale et sauvegarder notre économie, à la demande du Premier ministre et du président de la République, Florence Deloyrel, ministre en charge du budget, est dans l’obligation de supprimer dans la prochaine loi de finances tous les avantages fiscaux liés au mariage. Désormais, chaque contribuable devra remplir une déclaration individuelle de revenu et de patrimoine et sera imposé à titre personnel. Par ailleurs, la notion de « personne à charge » est abrogée et n’ouvrira plus droit à déduction, y compris pour les enfants de moins de seize ans. « Consciente des conséquences douloureuses de telles dispositions, rendues pourtant obligatoires par la conjoncture, Florence Deloyrel propose à la France un vaste chantier de réflexion sous la forme d’un grand débat national sur l’enfance. Car nos enfants sont notre avenir, et notre avenir, c’est la France. »
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— Tu as entendu ça ?
— Quoi ?
— La ministre du Budget. Elle supprime les avantages fiscaux aux gens mariés.
— C’est dégueulasse !
— Mais non ! Au contraire, c’est génial !
— Ah ? Je dois filer Eunice. Tu m’expliques ça ce soir ?
— Ce soir… Oui Camille. Ce soir… Miam !